[critique] Les Gratitudes : La mémoire qui flanche

© Jean-Louis Fernandez

Fabien Gorgeart met en scène un brillantissime trio dans l’adaptation scénique du roman de Delphine de Vigan. Nouvelle pépite au Petit Saint-Martin : un spectacle bouleversant et passionnant.

Comme « eux », assassinés dans les innommables crématoires polonais, ont disparu du lipogramme sans « e » de Georges Perec, un nom manque à Michka : celui du couple qui l’a recueillie, enfant, pour la sauver de la déportation. Avec l’aide de l’orthophoniste Jérôme, qui porte le prénom du patron des traducteurs, elle lutte contre l’aphasie qui grignote son lexique ; avec le soutien de Marie, sa petite-fille de cœur, elle cherche le vocable sous la protection duquel elle pourra mourir en paix. Si Michka reste en vie dans l’ennui du mouroir, c’est qu’il lui reste encore un mot à dire. La portée symbolique et morale du texte de Delphine de Vigan est fascinante.

Comédiens éblouissants

Le roman original est adapté avec brio par Fabien Gorgeart et Agathe Peyrard, offrant une partition intelligente et belle aux trois somptueux comédiens qui s’en emparent. La magnifique Catherine Hiegel irradie en Michka. Son jeu, d’une précision, d’une justesse, d’une évidence sidérantes, prouve son immarcescible talent. Elle est littéralement sublime dans la dernière scène muette. À ses côtés, Laure Blatter et Pascal Sangla sont également remarquables de force et de vérité, d’émotion et de tendresse. Leur trio est extraordinairement harmonieux, hypnotisant et déchirant. Chaque réplique de cette odyssée terrible est d’une authenticité confondante.

Lumineux spectacle

La scénographie de Camille Duchemin parie sur la simplicité : pas besoin d’un décor ou d’accessoires réalistes pour faire naître cet univers dont les choses disparaissent avec les mots qui les nomment. Coup de génie de la mise en scène : le spectacle commence en karaoké amusé. Le public découvre la miraculeuse persistance des paroles des chansons qu’on connaît sans les avoir apprises, comme Michka dans un des plus poignants moments de sa lutte contre l’ingrat oubli. Ce texte subtil, remarquablement mis en scène et servi par des comédiens de très grande classe, offre un spectacle qui compte parmi les meilleurs de cette saison. À ne pas manquer !

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